D’Estelle

Les mots ont toujours été pour moi un remède contre les maux. J’ai l’amour des mots en moi autant que l’amour de la montagne. Et pourtant …. ce dimanche matin, quand j’ai lu la terrible nouvelle, j’ai cru que les mots me trahissaient. Ces mots ne pouvaient être vrais : les mots du réel. Les maux du réel. Crus. Violents. Irréversibles.

J’ai pris tout d’un coup le réel en plein coeur, et les mots en horreur. Il n’y a pas de mot pour dire l’horreur, seulement les pleurs. Les pleurs, les mots du corps… Mon corps ne savait plus que pleurer, mon corps refusait la réalité… mon corps refuse… de manger, de dormir… Comme si pousser la vie dans son extrémité pouvait refuter la réalité. Mon corps ne sait plus que boire. Instinctivement. Je bois, des litres et des litres de tisane et de thé ; comme si l’eau aller noyer les larmes… Et j’ai l’impression d’errer dans ma vie comme dans une tragédie, d’errer en mode survie…
Il va falloir pourtant reprendre le goût de vivre, de vivre avec cette cruelle évidence…
Une douleur infinie m’envahit, infinie comme la vie, infinie comme la mort. Une douleur amère, et j’en ai le vertige et la nausée.
Envie de hurler, de crier à l’injustice de cette mort. La mort en plein coeur. En plein coeur de l’insatiable vie. En plein coeur de ta belle vie. J’ai mal au coeur, très mal au coeur.
Tous les mots sont secs face à cette tragédie, ils sont vains et restent au bord des larmes. Les mots me manquent, mais ils sont pourtant revenus pas à pas sous ma plume ; les mots sont aujourdh’ui le seul lieu où je puisse essayer de panser cette plaie, le seul lieu où dire combien Chloé pour moi a compté.
Du silence en quelques jours, je suis passée dans l’overdose de mots, les mots à présent m’envahissent toute la journée durant, toutes les nuits durant. Les mots pour dire… les mots pour dire Chloé. Et il n’y en a pas assez. Tous les mots d’un dictionnaire ne suffiraient pas. J’écris, j’écris sans cesse. Pourtant il va falloir que je cesse…

On s’est rencontrées cet été, on a partagé deux sommets.
La première eut lieu en début d’été, aux Aiguilles Rouges. C’était la voie des Français au Pouce. On n’a pas fait la voie, on s’est trompées, mais on est arrivées à temps pour le télésiège à la descente et on a beaucoup échangé. Papoté. Rigolé. J’entends encore ton accent ! Tu m’as parlé de ta vie, moi de la mienne. On s’est pas à pas rencontrées, et dès le départ j’ai senti que l’on se ressemblait. J’ai compris aussi dès le départ que l’on serait amies.
On grimpait en réversible, ce jour-làn on grimpait vite malgré l’erreur d’itinéraire, ça déroulait. Je me souviens que tu avais oublié ton casque ! On faisait gaffe au rocher pourri, et ya pas eu un souci. En haut, un grany, une gorgée, et c’était reparti. Ca roulait. C’est ce que j’aimais.
J’entends encore ta voix dans la traversée de l’arête du Pouce, tu me parlais d’Alix, et j’avais compris combien vous étiez proches. Je te parlais de mon petit frère, de mes parents qui m’ont plongé dans la montagne dès mes premiers pas. Implicitement, je crois qu’on savait toutes les deux combien la famille compte dans nos vies, combien on leur doit même si on ne sait pas leur dire… On leur doit cette liberté.
C’est ce qui m’a marqué en Chloé, cette soif de liberté, mais une soif pleine de santé, la soif de quelqu’un à qui on a appris le goût de la liberté et non pas que l’on aurait brimé. Chloé portait sur son visage la joie et le bien-être de quelqu’un qui était entourée sans être pour autant encadrée. Elle était indépendante, mais n’aurait pu le vivre aussi bien sans votre présence et votre soutien. On ne nait pas prodige, on le devient. Chloé avait un don pour la grimpe, mais il n’eût rien été si vous n’eussiez été là pour elle. Les parents ont ce rôle de faire pousser des enfants sans les mettre sous serre… mais peu savent le faire. Ces enfants-là, ce sont les enfants heureux de la liberté. Au fond d’eux, ils savent bien que sans l’appui affectif de la famille, rien de grand n’aurait pu se faire. Chloé en avait bien conscience, elle savait tout ce qu’elle vous devait.
Je crois que l’on avait ce point en commun implicité qui nous reliait. On était des petites filles heureuses de la liberté qu’il nous avait été donné de grimper sur les sommets, en toute simplicité.
C’est de là que Chloé tirait son humilité, sa maturité. On avait un peu parlé de sa pratique de la compétition ; là encore, ses yeux pétillaient de joie, de la même façon que lorsqu’elle me parlait de l’expé… J’admirais particulièrement cette polyvalence parfaite, comme si tout se changeait en or au passage de la fée Clochette. Elle avait su concilier tous les aspects de la passion qui l’animait, les décliner en toutes saisons, en les vivant à fond et toujours de la plus belle façon. Elle était une grande championne au coeur d’or, qui avait cette élégance de l’humilité. C’est rare, j’en ai pas souvent rencontré. Mais elle était rare, la perle rare de la montagne. Rares sont les rencontres de cet acabit. Uniques sont les rencontres de cet acabit.
La deuxième course et hélas la dernière fut cette fameuse et mythique face sud de la Meije, Mitchka. Avant de partir, on a mangé ensemble avec mon père et mon frère. On discute. Tranquillement. Mon père s’inquiète un peu pour nous, je le sais, je le sens, mais il contient , et fait ce qu’il sait faire : donner des conseils. On part.
Mitchka. 8ième répétition. La voie du coach. Un petit bijou. La course parfaite. Le plus beau souvenir. Un merveilleux vendredi 13.
Dans cette course est né le sentiment de cordée. On avait décidé qu’elle passerait devant afin de pouvoir terminer, parce que, à l’évidence, Chloé grimpait vite. Vite et bien. Le style épuré. Pas de mouvement de trop, pas d’hésitation. Une force de la nature, insufflée par sa force et sa joie de vivre, vivre pleinement, vivre pour ne pas regretter … Mais maintenant, c’est nous qui te regrettons, Chloé ! Vivre avec détermination, avec volonté, tel est le clou de la passion qui t’animait. Vivre et grimper sans hésitation. « L’alpinisme participe d’une urgence de vivre » dit Christophe Dumarest , la vie est un fruit à croquer à pleine dent comme la paroi est un fruit à grimper à pleines mains. Vivre, grimper, grimper, vivre. Tout se mélange et se confond dans le délice de la passion. Born to climb . Borntoclimb3@hotmail.com. Tel était ton don. La vie ne vaut pas le coup sans cela. Grimper pour vivre… élément vital, le rocher… élément fatal… Died for climbing…
Je sais ce que cela signifie. J’en éprouve le besoin de la même façon. Mais Chloé savait l’exprimer bien mieux que moi dans l’action. La grimpe était son écriture, le rocher sa feuille, et le rêve son inspiration. « La valeur de l’action, en alpinisme, ne relève pas du fait brut, mais surtout du rêve dont elle est l’accomplisssement » écrit P. Gabarrou. C’est aussi ce qui la distinguait. La force, l’énergie et le cran d’aller au bout de ses rêves, de vivre ses rêves, de vivre de rêves ….
Dans Mitchka est née notre cordée. Ca y est, ça déroulait vers de grands sommets… C’était la cordée qui filait, une cordée que j’ai toujours recherchée sans vraiment la trouver. Avec Chloé, je crois que je l’avais trouvée… Dans la voie, peu de paroles, mais des gestes. Les bons. Synchronisés. Osmose de la cordée qui veut aller loin. On voulait aller loin, plus loin que cette face sud de la Meije. Aux Jorasses par exemple. A l’Ailefroide aussi, et à la directe Nord de la Meije… j’irai pour toi Chloé, j’irai, je te le promets.
Il y avait beaucoup de sérieux quand on grimpait, peu de place aux bavardages : ça, c’est pour après. Tout était très calme, très posé. C’est aussi ça que j’ai beaucoup apprécié. La rapidité, efficacité, sérénité de notre cordée. La plus belle rencontre, c’est notre cordée. Notre fierté féminine. Notre amitié. Nos rires, nos émotions partagées…
C’est cela que je regrette au plus profond de moi. Qui va la remplacer ? Qui pourra la remplacer ? Rien, ni personne ne pourront recréer ce lien unique de la cordée avec Chloé. Je n’avais jamais partagé autant de projets avec mon compagnon de cordée. On avait le même état d’esprit, les mêmes objectifs. Etre guide en faisait partie.
Elle me disait  » mais viens au proba du guide cette année ». On aurait pu y aller ensemble, j’aurais pu y aller ne serait ce que pour tenter si tu avais été à mes côtés. Mais moi, je n’ai pas son assurance, sa sûreté. Parfois, je doute de moi. J’ai des faiblesses. Elle, elle m’avait donné le sentiment de n’en avoir jamais. Elle avait réussi à me donner confiance, elle me faisait croire en moi. Elle me tirait vers le haut, c’était un plaisir de se sentir progresser à ses côtés. Chloé est passée dans ma vie comme un courant d’air qui m’aurait insufflé son énergie.
Mitchka s’est faite en temps voulu, pas de fioritures, arrivées en haut du 7a, sitôt rappels calés et on attaque la descente. Glacier Carré. Pas du Chat. Rappel coincé. C’est elle qui remonte ; tout est resté calme, alors que dans des moments pareils, avec d’autres ça aurait été l’énervement. C’est là qu’on voit la force d’une cordée. Muraille Castelnau. On continue, on se rappelle des conseils de Frédi. Couloir Duhamel. Et sortie du couloir à l’intuition. On a la même. La bonne. Ca déroule tranquillement en désescalade jusqu’au refuge. Il reste 200m. Tous les 100m , tu me le disais.
Là on recommence à papoter. De tout, de rien. De la vie. De nos vies. Nos vies qui se croisent et forment cette cordée. Nos vies qui ne formeront plus cette cordée. …Chloé, mais avec qui je vais grimper , qui seras à ta hauteur ??
Ca y est, on arrive au refuge. On trinque, Frédi nous offre du rhum à la pêche. On mange ce qu’il nous reste, et finalement il reste trop ! On regarde les photos, elles sont belles … On a parlé ce soir là d’une voie qu’on a fait cet été mais pas ensemble, la Contamine au Moine, c’était toi qui me l’avais conseillée ; on n’est pas d’accord sur l’itinéraire. Mais alors, comment on va faire au proba ? Qui c’est qui a raison ? Chloé me dit qu’elle a la fâcheuses tendance à oublier les voies… moi aussi, mais… Mitchka jamais je ne l’oublierai.
On fait des projets… encore et encore…. on parle des falaises où l’on n’est pas allées. Il faudra que j’aille à Yenne alors ! Mais toi Chloé, tu n’auras pas connu ces dalles blanches de la Sainte-Victoire… de toute façon, t’aurais pas aimé ! Mais la Corse, j’aurais voulu partager avec toi les secrets des falaises de mon île de Beauté, et aussi de Buoux les voies oubliées, et des Calanques les coins reculés….
On dort… plutôt bien, contrairement à la nuit précédente. Je t’entends ronfler ! Et ce vent qui soufflait sur la tôle argentée…
Le matin, on se lève tôt, parce que tu dois être à midi à Chambé. Ta maman t’attdend, elle doit s’inquiéter, je me souviens, tu me dis que tu as rêvé de la voie. On déjeune, vite fait. Tu me fais goûter de l’avoine à la pomme que tu as ramené des US. On boit du thé.
On se prépare, on remet les chaussures ; une araignée court sur le plancher, et tu me dis ton dégoût de ces bêtes à grandes pattes. On rit, parce que tu es pire que moi ! J’en ai peur, mais toi encore plus. On bouge alors pour éviter l’araignée qui continue à vivre sa vie sur le plancher…On descend. Vite. On parle, on parle… Elle me dit ses rêves de faire du base jump…Moi de parapente. Pour toi Chloé aussi je volerai.
Ses rêves de secourisme. De guide. Ses rêves tout crout. Parce que nos vies se nourrissent d’espaces et de rêves. Parce que « nous sommes faits de la même étoffe que les songes » disait Shakespaere.
On descend ensemble à Grenoble. Ta voiture est la voiture de la liberté elle aussi. C’est un bout de ta vie en liberté. On se change, on boit un coup. Sant traîner. On part. On a mal aux doigts. On avait les doigts en sang. Alors elle me fait découvrir le benjoin. Un remède miracle. Sitôt rentrée, j’en ai acheté.
Tu appelles ta maman, la rassure. On écoute les musiques que tu aimes, et j’aime bien aussi. Tu me poses à la gare. La bise, et à la prochaine …
Si j’avais su… Si j’avais pu Chloé… Il n’y eut pas de prochaine. Il n’y aura pas de prochaine. Juste ces deux voies. Comme un goût d’inachevé. Un arrêt prématuré.
La semaine dernière, on se textote. Tu me demandes ce que je fais du week-end, montagne ? Je te propose les Ecrins, finalement tu optes pour Cham… La Noire « pour finir » , écris tu… Finir…avant l’expé… Finir… Non Chloé, je ne veux pas. Pas de fin. Il ne peut pas y avoir de fin si près du début, ce n’est pas logique. Chloé….
« L’alpinisme est l’approbation de la vie jusqu’à la mort » écrit G.Bataille. Chloé avait en elle cette passion, cette passion infinie de la vie. Elle avait ce regard rempli d’espoirs et de rêves, ce regard d’enfant vers les sommets, ce regard empli d’humanités.
Chloé, au-delà des cimes, est et restera pour moi une exceptionnelle et inoubliable rencontre hélas trop vite écourtée. Ce fut une rencontre au goût de rêves et d’aventures, tout en simplicité, une rencontre qui garde à jamais le goût à la fois amer et doux de la liberté.
Chloé avait la liberté au bout de ses doigts de fée, ses doigts qui défiaent la gravité.
La fée Clochette est passée trop vite dans ma vie, telle une étoile filante, mais pour toujours de son sourire l’a illuminée.
Désormais, ce sera aussi pour elle que je continuerai de vivre cette passion que l’on a partagée, que je continuerai de grimper et de gravir les sommets. Pour toi Chloé, je voudrais serrer les prises comme tu les serrais !